« Il n'est pas plus naturel ou pas moins conventionnel de crier dans la colère ou d'embrasser dans l'amour que d'appeler « table » une table ».
Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception.

« Un baiser fait moins de bruit qu’un canon, mais l’écho en dure plus longtemps ».
Holmes Oliver Wendell
Chercher à définir l’âge du premier baiser humain est une entreprise qui renvoie sans doute aux époques primitives, lorsque la maman léchait et par « glissements » si je puis dire, embrassait sa progéniture, (après la période de l’allaitement de l’enfant, la mère mâchait la nourriture pour « régurgiter » la bouillie directement dans la bouche du nourrisson, en collant réciproquement leurs lèvres l’une contre l’autre); aux temps obscurs où la « position du missionnaire » venait répondre aux 1ers besoins subjectifs et purement humains de mirer pendant le coït les yeux de l’autre, qui constituent le miroir de son âme à en croire Hegel ; à moins qu’il ne s’agissait alors plus prosaïquement et pragmatiquement de lécher le visage d’autrui pour satisfaire ses besoins en sel. Allez savoir… En revanche, l’histoire du baiser dans le septième art est beaucoup plus facile à dater et commence tout juste un an après l'invention du cinématographe. En 1896, "The Kiss", de William Heise, montre un couple victorien, May Irwin et John C. Rice, s'embrassant (sans la langue, of course) pendant près de 20 secondes, en noir et blanc. Jugé pornographique, il a provoqué la première demande de censure au cinéma ! Je n’ai aucune peine à le croire tant cette séquence remue de trivialité quasi-bestiale en nous. Eloignez les enfants:
Avec un sujet qui s'y prête comme un gant, le "Don Juan" d'Alan Crosland (1926) se montre à la hauteur de la réputation de sérial séducteur du mythe: on y comptabilise, accrochez-vous, pas moins de 127 baisers échangés entre John Barrymore, Mary Astor et Estelle Taylor. C’est peut-être là qu’est née l’expression : « rester pendu aux lèvres de… ». Toujours est-il que ce sont ces quelques gouttes de salive qui firent déborder l’auguste vase de la censure. Dès 1927, le code Hays est mis en place afin de préserver la bonne et puritaine morale au cinéma. Une liste de tabous (entre autres la nudité, les baisers sensuels, l’adultère explicite, l’homosexualité, la prostitution, la perversion, etc.) est énumérée comme étant à proscrire de toute réalisation cinématographique. Castration et ménopause réunies.

"You're In The Army Now" (1941), la comédie de Lewis Seiler passe miraculeusement entre les mailles du filet Hays et vaut le détour pour son baiser le plus long de l'histoire : 03 mn 05 sec chrono en main, entre Régis Toomey et Jane Wyman (Mme Reagan, pour les intimes, future femme de président quand même !). On achève bien les chevaux. Alfred Hitchcock himself procède au détournement de la censure avec son film "Les Enchaïnés", tourné en 1946. Ingrid Bergman et Cary Grant commencent par s'embrasser sur le balcon et traversent tout l'appartement, ne séparant leurs lèvres que toutes les trois secondes – soit la durée réglementaire du baiser au cinéma à cette époque – pour dire leur texte. La séquence dure trois minutes quand même. Hitchcock parvient à déjouer le chronomètre et les membres du comité Hays se voient obligés de remettre le compteur à zéro à chaque séparation de lèvres... Hihihihihihihihi !!!

Dans "Tant Qu'il Y Aura Des Hommes" (1953), Fred Zinnemann filme la galoche « interdite » et va même jusqu'à la magnifier. Burt Lancaster et Deborah Kerr sont des amants adultères qui coulent de partout, qui s'embrassent en se roulant sur le sable d'Oahu Beach, leurs corps dénudés battus par les vagues. Une scène culte ! En quelques secondes, de nombreuses pages du code Hayes sont retournées sur l’oreiller et déchirées recto-verso en toute conscience. En 1968, en pleine libération sexuelle – ce n’était bien-sûr plus la même limonade – Norman Jewison réalise "L'Affaire Thomas Crown" avec pour objectif de filmer le baiser le plus long de l'histoire du cinéma. Steve McQueen et Faye Dunaway disputent une longue partie d'échecs, filmée comme une lente montée du désir qui se termine par un baiser sulfureux de 70 secondes à 360°. Oh, oh my love. Oh my darling. I've hungered for your touch. A long and lonely time. C'est raté pour le record, mais la scène devient mythique. Le réalisateur passe trois jours entiers à faire rejouer la scène à ses comédiens. Un véritable exercice de style qui nécessite sans doute beaucoup d’endurance et un coup de langue de pro pour éviter l'incident buccal, l’asphyxie, la mauvaise haleine, la crampe de la mâchoire, les aphtes, les gerçures, le décollement de l’email dentaire, la rupture du frein de la langue, etc. Où comment se mettre dans la peau du personnage, en commençant par sa bouche.

Tourner une scène de baiser n'était donc pas aussi banalisé et standardisé qu'aujourd'hui. Il faut avoir la tête à l’envers suspendu à des fils et porter un foutu costume rouge pour que le baiser retienne l’attention de nos jours. Reconnaissons-le, la cinégénie du French Kiss était incontournable dans l’histoire du 7ème art et il semble possible de voir, ou non, dans l’apparition du baiser avec la langue au cinéma la grand-mère sympathique et fleur-bleue de la pornographie, où l’intérieur et l’extérieur des corps sont donnés à voir de la même manière. N’est-ce pas là le fantasme ultime du spectateur devant le baiser sur la toile ? Pour revenir à la genèse du baiser – O tempora ! O mores ! – si de nos jours « savoir embrasser » fait partie du bagage technique que l’on enseigne à toute actrice en herbe dans les écoles d’arts dramatiques, en revanche, pour celles qui initièrent cette douce pratique à l’écran, plus que pour les acteurs, jouer de telles scènes risquait de ternir leur réputation. Certaines s’y sont brûlées les ailes. Il ne s'agissait pourtant que de s'embrasser. Alors, imaginons la difficulté de filmer un couple en train de faire l'amour... On soulignera qu’à peu près à cette époque, le « carré blanc » faisait son apparition à la TV (1961). Brigitte Lahaie avait six ans et Clara Morgane n’était même pas un projet testiculaire.