Fiche technique :
- Titre : La Haine
- Réalisation : Mathieu Kassovitz
- Scénario : Mathieu Kassovitz et Saïd Taghmaoui
- Interprétation : Vincent Cassel, Hubert Koundé et Saïd Taghmaoui
- Directeur de la photographie : Pierre Aïm
- Film français
- Format : Noir et blanc
- Lieu du tournage : Chanteloup-les-Vignes, Cité de la Noé
- Genre : Drame
- Durée : 95 minutes
- Date de sortie en France : 31 mai 1995
« Le cinéma ne convoque pas un monde-image devant le regard d’un sujet-spectateur. Le propre du cinéma est au contraire de produire des images qui sont irréductibles au modèle d’une perception subjective. »
G.Deleuze, Cinéma 1 – L’image-mouvement
En 1995, je suis lycéen et Kassovitz sort La Haine. Pour tout un tas de jeunes de ma génération, c’est une vraie bombe atomique qui explose dans le petit univers cinématographique français. La banlieue ; la cité et ses immeubles ; le hip-hop et le macadam ; le verlan et les heures qu’on peut passer sur un banc ; les espoirs enfumés et les vaches égarées ; à ça vous ajoutez le bruit et l’odeur, tout y est, condensé en une seule journée. La Haine, un chef-d’œuvre qui n’a pas vieilli, un film culte dont on connait par cœur les répliques et à propos duquel tout a quasiment été dit, notamment sur le plan socio-culturel.
Depuis La Haine, jamais, à mon humble avis, aucune œuvre de Kassovitz n’est parvenue à atteindre un tel degré de spontanéité et de virtuosité (finalement, même L’Ordre et la Morale m’a relativement déçu.). A cette époque, vous colliez une caméra sur l’épaule de Kassovitz et il en faisait un usage transcendantal, bien supérieur à ce que pouvait livrer le commun des réalisateurs hexagonaux. La preuve en est ici avec cette séquence magistrale et paradigmatique de cinéma (1 mn 30 sec) qui, quelques dix-sept ans plus tard, ne cesse de m’impressionner : Cut Killer, dans son propre rôle, ouvre la fenêtre et balance le son (« Nique la police »). Ce faisant, c’est toute une démonstration de ce que le cinéma peut avoir de magiquement perceptif à laquelle on assiste, un cheminement sans point de vue personnifié sinon celui d’une « perception pure ». Suivons l’itinéraire de la musique et la voix d’Edith Piaf:
Percevoir, c’est avoir un point de vue. Merleau-Ponty disait du cinéma qu'il est « l'art philosophique » par excellence, car il permet de saisir immédiatement ce que signifie « être au monde ». Non pas simplement être dans le monde comme un objet inanimé, ni au-dessus du monde comme un dieu, mais au monde comme un corps-propre. Être au monde, c'est toujours être pris dans une situation perceptive qui définit un certain point de vue. « Il (le film) nous offre cette manière spéciale d’être au monde » (Sens et non Sens. Voir à ce propos l’article sur ce blog: CINEMA ET PHENOMENOLOGIE: QUEL EST LE SENS DU FILM?). Pourtant, cette séquence de La Haine semble nous donner l’occasion d’approfondir cette idée en montrant que la caméra ne correspond pas toujours à un œil, ni encore moins à une conscience. C’est peut-être le point de vue d’un sujet, mais totalement virtuel, le point de vue de quelqu’un mais sans incarnation ni fond réflexif, l’angle d’un regard qui serait « déjà dans les choses ». On peut ici se référer à la pensée de G. Deleuze qui évoquait relativement aux potentialités du cinéma une libération de la perception, plus précisément la possibilité d’un « univers d’images-mouvement a-centré, à l’intérieur duquel surgissent certes des centres de perception subjective, mais qui n’ont aucun privilège, qui ne sont que des mouvements singuliers parmi les mouvements du monde ».
Ici, Kassovitz réussit le tour de force en une minute et trente secondes de nous offrir une perception plus fluide, plus libre, libérée des contraintes du corps et des lois de la gravité, plus souple et plus rapide, ou parfois plus lente, sans haut ni bas, sans droite ou gauche. Une perception libérée de tout sujet. En un mot, le point de vue de personne, ou le point de vue de tout le monde. Le point de vue de la musique qui flotte, qui vole, qui tourne, qui oscille et s’éloigne. Kassovitz nous propose alors d’être un son, un « on » général qui s’échappe des enceintes par la fenêtre et dont la fuite par-dessus les toits d’immeubles nous implique tout entiers. Nous percevons alors le point de vue d’un « bruit qui pense », d’une ondulation évanescente, d’un pur scratch de sa mère ; voilà la fluidité maximale rendue possible par la seule thaumaturgie des techniques cinématographiques et, pour le coup, du génie de Kassovitz.
Grâce au 7ème art d’une manière générale et plus particulièrement ici, ce qui explose ou implose, c’est avant tout l’ancrage perceptif du sujet. Cette séquence se révèle en être le parfait témoin. Il apparaît donc que le cinéma est en mesure de détacher la perception du corps-propre, où Merleau-Ponty risquait plus ou moins de l’enfermer, pour explorer ce qu’Henry Bergson nommait la « perception pure », c'est-à-dire la perception libérée de tout sujet, le monde libéré de l’homme, la vue sans l’œil. Plus encore ici, ce qui nous est donné à voir, c’est un parcours d’images-son qui rejoint la perception de la matière elle-même, jusqu’à finir par se confondre pleinement avec elle. Etre à la fois la musique et le souffle d’air qui la transporte sur son dos, ça claque. Le cinéma, parfois, nous offre ce type de cadeau. D’ailleurs, tout à la fin de la séquence proposée, quand Saïd et Vinz lèvent la tête vers le ciel, en cherchant la musique, c’est nous-mêmes qu’ils recherchent. Et en derniers ressorts, lorsque Vinz dit à Saïd : « Ça déchire trop. Il tue. Il tue trop sa mère », dans la forme c’est évidemment du mix de Cut Killer dont il parle, mais dans le fond, c’est aussi à la séquence perceptive de Kassovitz elle-même à laquelle il fait référence.