● Date de sortie : 23 Juin
1999
● Réalisé par Larry Wachowski, Andy
Wachowski
● Avec Keanu Reeves, Laurence Fishburne,
Carrie-Anne Moss
● Film américain.
● Genre : Science-fiction
● Durée : 2h 15min.
● Année de production :
1998
● Titre original : The
Matrix
● Distribué
par Warner Bros. France
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A notre tour d’y aller de notre petite réflexion concernant le premier opus de la fameuse trilogie :
Si The Matrix représente à n’en pas douter le film d’une génération, savant mélange d’une certaine contre-culture (jeu vidéo, hackers, rock gothique, refus de
l’establishment, mangas, etc.), nous voudrions montrer ici que les intentions des frères Wachowski étaient avant tout d’ordre philosophique. (N’en déplaise à certains). Pléthores et non exemptes
de défauts, ces intentions constituent même un véritable kaléidoscope de problématiques philosophiques. En vrac, on peut distinguer plusieurs axes de lecture : « Faut-il toujours
préférer la vérité à l’illusion ? », « Serions-nous plus libres sans machines ? », « Faut-il craindre les progrès techniques ? », « Qu’est-ce que la
condition humaine ? », « Peut-on être à la fois libres et heureux ? », etc. (Nous disons « en vrac » à dessein car le principal défaut de The Matrix est de
constituer un fourre-tout philosophique pas toujours crédible jusqu’au bout, un catalogue Ikéa de concepts à monter soi-même). Toutefois, puisqu’il s’agit d’intentions, il faut bien reconnaître
que certaines d’entre elles (même si elles n’aboutissent pas) sont assez bonnes dans l’ensemble et méritent d’être mises en lumière. Ainsi, Matrix métaphorise à nos
yeux une critique du Capitalisme techniciste, aliénant et colonisateur, tout autant qu’il prétend plus généralement traduire la condition humaine par rapport à la vérité, la connaissance et
l’illusion, telle que la concevait Platon. Autant de pistes que nous espérons explorer sans trop nous perdre. Commençons par celle qui nous semble la plus évidente : l’illustration plutôt
originale de l’Allégorie de la caverne de Platon, que l’on trouve au livre VII de La République. Selon cette allégorie, les hommes vivent dans la plus totale des illusions et seul le
philosophe est apte à les en sortir. Expliquons-nous :
Dans
The Matrix comme dans l’Allégorie de la caverne, la condition humaine est présentée de façon très similaire: dans une caverne éclairée par un feu ou dans un cocon artificiel
généré par la matrice, les hommes sont enchaînés, pieds et poings liés depuis leur enfance. Ils ignorent ce qu’est véritablement la réalité et sont inconscients de leur véritable sort.
Prisonniers sans le savoir, ils ne contemplent que les ombres illusionnistes de ce qu’ils considèrent à tort comme le vrai. Celui-ci, dans les faits, leur est inaccessible et se joue loin d’eux,
à leur insu.
- Morphéus : La Matrice est universelle, elle est le monde qu’on superpose à ton regard pour t’empêcher de voir la vérité.
- - Néo : Quelle vérité ?
Mo - Morphéus : Le fait que tu es un esclave Néo. Comme tous les autres, tu es né enchaîné… le monde est une prison pour ton esprit.
Sous cet angle, Matrix nous permet de ressaisir l’illusion dans laquelle les hommes sont condamnés à vivre. Essayons d’approfondir : il y a d’une part le monde intelligible,
au-dessus de nos têtes, où se côtoient les Idées les plus pures, les essences et les archétypes de toute chose qui nous échappent sans cesse : la vérité. D’autre part, il y a le monde
sensible, (la réalité quotidienne que nous appréhendons), monde dans lequel les prisonniers que nous sommes sont condamnés à ne connaitre qu’une réalité trompeuse et artificielle, pâle copie du
monde intelligible, reflet dégradé des véritables Idées. C’est dans ce monde caverneux que Morphéus va débusquer Thomas Anderson (qui ne s’appelle pas encore Néo) afin de lui
montrer que ce qu’il croit être la réalité ne l’est pas, mais se réduit à un univers factice crée par la matrice. Cette dernière nous est présentée comme une sorte de Deus Ex Machina
(littéralement « Dieu au moyen d’une machine ») qui organise la totalité de ce théâtre d’ombres et fait en sorte que le virtuel apparaisse comme le vrai monde. Le message de
Matrix, comme celui de l’Allégorie, ont par conséquent une portée plus générale : ils symbolisent l’opposition radicale entre la conscience philosophique d’un côté, apte à se
libérer des préjugés et des opinions toutes faites, et le sens commun de l’autre, englué dans des croyances imposées par la grande machine de la société. Sous ce jour, on peut voir dans
Matrix une dénonciation de l’aliénation de masse qu’induit le système d’une organisation capitaliste du travail (le labeur humain nourrit littéralement la machine), ainsi qu’une critique
de la superficialité de notre époque (notamment celle que véhicule la télévision) qui contribue à cette aliénation et renforce l’ignorance. Il apparaît donc que la sortie de la caverne ou celle
du cocon de la matrice correspondent à la sortie de l’abêtissement. (Selon Nietzsche, « la tâche de la philosophie est de nuire à la bêtise »). Cette évasion suppose un
renoncement au monde que l’on croyait connaître, - il faut se défaire de ses anciennes illusions -, et nécessite des efforts pénibles, des souffrances de toutes sortes qui constituent la trame
même du premier épisode de la trilogie.
Notons-le tout de suite, le choix des noms des personnages est tout sauf anecdotique, et révèle une part du message contenu dans le film. Tout d’abord, Morphéus est un terme de
la mythologie grecque qui renvoie immanquablement à Morphée et au sommeil. Morphéus est
celui qui refuse de dormir (de se laisser endormir), refuse le monde des rêves et
recherche la lucidité. De même, la présence de l’Oracle fait référence à la divinité de l’Antiquité qui entrevoit le destin (cf :
Œdipe Roi de Sophocle). Ensuite et surtout, il y a
le héros nommé Néo. Néo est certes le préfixe de ce qui prétend à l’innovation et de ce qui symbolise le renouveau, (Néo est l’homme-nouveau) ; mais il constitue surtout un jeu de mot
simpliste : Néo = One, c’est-à-dire l’ « un », le premier, et par voie de conséquence, l’élu qui selon la légende est le seul capable de vaincre la matrice et de libérer
l’humanité. (Le sauveur de l’humanité). Cette référence à l’étymologie et à la légende est un point capital du film. Référons-nous un instant au penseur slovène Zizek, qui a si pertinemment su la
décrypter dans
La Subjectivité à venir :
« Même dans la vie sociale sous ses formes les plus horribles, les souvenirs des survivants de camps de concentration font état
d’un « Elu », un individu qui n’a pas craqué, qui, dans les conditions insupportables réduisant leur alter ego à la lutte pour la survie nue, a maintenu et irradié miraculeusement une
générosité et une dignité « irrationnelles » […] Deux traits ici sont importants : tout d’abord, cet individu était toujours perçu comme unique ; ensuite, ce n’était pas tant
l’action effective de l’Un en faveur des autres qui comptait, que sa présence parmi eux ». Nous le voyons, ce qui est primordial, c’est qu’il reste un homme et un seul capable de
représenter et supporter par procuration la dignité de tous. De la même manière qu’il existe un rire préenregistré pour rire à notre place dans les sitcoms, l’Elu permet aux victimes du
système de conserver « pour eux » la marque de leur humanité et de supporter leur espoir.
L’enjeu de
Matrix, comme celui de l’Allégorie de Platon, est alors de faire sortir Néo de la caverne où tous s’illusionnent, puis surtout de l’y faire redescendre afin de
libérer ses semblables. Ici, ce n’est rien de moins que le courage et la responsabilité du philosophe vis-à-vis des autres hommes sur le plan de l’enseignement qui sont métaphorisés. Rappelons
que l’Allégorie de Platon fait directement écho au parcours de son maître Socrate, condamné à mort pour avoir tenté de faire sortir le peuple athénien du préjugé selon lequel ce qui est sensible
est seul réel. A l’image de Socrate, donc, qui a eu le choix à un moment donné de son procès de ne pas mourir et
de se renier,
mais aussi à l’image d’
Alice au pays des merveilles, de Lewis Caroll (à laquelle les frères Wachowski
font plus d’une fois
référence –
« Suivez le lapin blanc ».), Néo va devoir choisir, avant de franchir le miroir des apparences, entre une vérité douloureuse et une illusion réconfortante. C’est
ici, dans le choix difficile d’un destin, que se manifeste le plus le courage philosophique. Pilule bleue ou pilule rouge. Soit se confronter aux lumières ontologiques du vrai, soit s’en tenir à
la nuit de l’Etre, à l’aspect nocturne du savoir. Vivre les yeux ouverts ou fermés, voilà tout le dilemme de l’entreprise philosophique.
Toutefois, la différence majeure entre
Matrix et
La République est que lorsque l’un de ces prisonniers parvient à s’échapper de sa triste situation (Néo et quelques
autres), ce n’est pas pour se retrouver aveugler par la lumière du soleil naturel des Idées (vérité libératrice) mais pour endurer une réalité plus triste et insensée encore, celle d’un univers
creux et artificiel décidée par une machine (vérité contraignante). A ce stade, il est tentant de qualifier de pessimiste la vision des deux frères cinéastes. Pour eux, la vérité serait
nécessairement douloureuse. Ici, on est très proche de la position de Schopenhauer telles qu’il la développe dans
Le Monde comme volonté et comme représentation. En effet, pour les
réalisateurs comme pour le philosophe, les hommes ont besoin de raisons pour vivre. De BONNES raisons. Or, la vérité révélée dans
Matrix nous apprend que la nature n’a d’autre sens que
sa perpétuation, sa reproduction. Ce n’est rien de moins qu’un élevage artificiel d’hommes auquel nous avons à faire (lequel alimente la grande machinerie, le grand
système), si bien que
le vivant n’a pour ainsi dire aucune destination et se retrouve réduit à de l’organique. Vacuité de l’existence. Comment s’en satisfaire ? Les illusions naissent alors de notre incapacité à
assumer la noire condition humaine. C’est dire en même temps qu’elles sont nécessaires, qu’elles sont inscrites de façon inhérente dans notre condition. Les hommes trouvent en elles les raisons
de vivre et d’agir. C’est pourquoi dans l’Allégorie de la caverne, les prisonniers menacent de tuer le philosophe et aussi pourquoi, dans le film, certains êtres préfèrent rester sous l’emprise
des illusions. (« Bénis soient les ignorants », dit R. Reagan dans le film au moment de son choix). Les hommes faibles sont donc ceux qui font le choix de la servitude volontaire ?
Rien est moins sûr dans la mesure où, en termes de survie, le courage n’est pas toujours une qualité. (Galilée, pour ne pas mourir, à préférer laisser les hommes dans leurs plates illusions). Il
est donc des cas extrêmes où il existe une certaine positivité de l’illusion, qui se joue avant tout dans la prise de conscience et l’acceptation. Rappelons-nous ici Guido, le père qui protège
son fils dans
La Vie est belle (de Roberto Benigni), dont la bravoure et l’héroïsme consistait à ne jamais se confronter au vrai. Néanmoins, dans la mesure où Néo symbolise, tout au
contraire, une authentique résistance au réel, on comprendra que les frères
Wachowski font bien plus le constat que l’apologie de ce besoin humain d’illusion. Le message devient
alors le suivant : aussi douloureuse soit-elle, la vérité doit
être préférée coûte que coûte. Elle seule permet la liberté. Le prix à payer est alors le sacrifice éphémère du bonheur. [
« Voyant que c’est une plus grande perfection de connaitre la
vérité, encore même qu’elle soit à notre désavantage, j’avoue qu’il vaut mieux être moins gai et avoir plus de connaissances. » (Descartes,
Lettres à Elizabeth)]. Nous disons
éphémère car seule la connaissance nous permettra d’agir efficacement sur le monde, de « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature », et donc de retrouver notre
indépendance, puis pourquoi pas le bonheur. Penser par soi-même semble en cela constituer une première étape incontournable.
En révélant la vérité, Néo pourra devenir un libérateur. Mais avant cela, une initiation est nécessaire. Néo doit emprunter la voie du guerrier, celle par laquelle passe toutes les révolutions
efficientes. Ici, le choix du kung-fu est extrêmement pertinent et met en scène une résistance quasi-phénoménologique aux forces occultes de l’illusion. Ne nous y trompons pas, si le combat est
physique, il se joue corrélativement sur le terrain mental. L’âme et le corps sont alors pour un temps réunis. « Néo : Si on meurt dans la matrice, on meurt ici aussi ?
Morphéus : Le corps ne peut vivre sans l’esprit. » Le dualisme est provisoirement résolu. En outre, l’utilisation du kung-fu permet aux frères Wachowski de
diversifier leur mise en scène, d’exploiter les effets spéciaux les plus modernes et de rendre un hommage appuyé aux scènes d’initiation si jouissives dans les films de kung-fu classiques. (Ici,
on pense tout particulièrement à la Trilogie de La 36ème Chambre de Shaolin, de Liu, Chia-Liang).
Toutefois, il est indispensable de comprendre que l’illusion ne prend jamais réellement fin. Ses méandres tentaculaires nous serrent le cou innocemment mais sûrement, de
la cravate du businessman à l’écharpe de l’écolier, du maire ou de miss univers. Le seul moyen de leur échapper est d’en prendre conscience et d’apprendre à en jouer. Ici, le corps redevient la
geôle de l’âme qu’il a toujours été. Celui qui est coincé dans l’illusion de la matrice ignore qu’il s’agit d’une illusion des sens et l’a subie nécessairement. En revanche, celui qui en a
conscience en transforme le statut. (L’on passe alors de l’illusion au mensonge). L’âme redevient toute puissante. C’est dire que l’univers peut être recrée de l’intérieur, que l’esprit seul
organise le réel. (« Néo :
Je peux traverser ce mur si je le veux vraiment. ») C’est aussi là une critique que l’on pourrait adresser au contenu philosophique du
film : pour lutter efficacement contre un monde d’illusion, il faut avoir des pouvoirs quasi-surnaturels ; la psychologie naturelle a donc ses limites. Qui plus est, la scène du petit
garçon qui montre à
Néo comment on peut tordre la petite cuillère est très explicite.
(« Ceci n’est pas une petite cuillère » aurait pu dire Magritte). Il s’agit, pour reprendre le mot de
Platon, d’
« apprendre à mourir ». « Philosopher, c’est apprendre à mourir », disait-il. Il faut comprendre « apprendre à mourir
au corps »,
ce qui revient à rejoindre l’idéal ascétique. D’ailleurs, l’aspect physique et l’accoutrement du petit garçon sont manifestement un clin d’œil aux religions Hindoue et Bouddhiste. En dernier
ressort, ce n’est qu’avec notre esprit que nous pourrons espérer triompher, la petite cuillère symbolisant l’image de ses potentialités et de ses pouvoirs.
Pour finir, nous espérons avoir montré que ce film témoigne dans une mesure, certes inaboutie, d’un certain contenu philosophique, n’en déplaise à ses détracteurs.
[A condition de ne pas prendre Matrix trop au sérieux (difficile d'employer sans sourire le mot "philosophie ") à propos de son contenu), cet ersatz de jeu vidéo…
Télérama]. Ce n'est pas tous les jours que le cinéma parvient aussi bien à allier action-gros budget et réflexion. Toutefois, il nous faut aussi préciser que seul ce premier opus de
la trilogie renferme un tel contenu, les deux suivants se révélant particulièrement creux et imbuvables, et attestent de la facilité des frères réalisateurs ayant franchement cédé aux sirènes du
visuel commercial et de l’action grand spectacle.