Fan de Jean-Pierre Jeunet et Marc Caro depuis la première heure, je ne résiste pas à l’envie de vous faire découvrir ou redécouvrir « Foutaises », un court métrage génial
de 1990. N’hésitez pas à cliquer, le tout ne dure même pas 8 mn.
Fiche Technique:
• Titre: Foutaises
• Réalisation, scénario : Jean-Pierre Jeunet
• Montage et Son : Marc Caro
• Image : Jean Poisson
• Musique : Carlos d'Alessio
• Interprétation : Dominique Pinon
• Production : Zootrope
• Film : 35 mm, noir et blanc
• Format : 1,8
• Durée : 7 mn 30
L’histoire est on ne peut plus simple : Le narrateur (Dominique Pinon), seul face à la caméra, comme s’il s’adressait directement à nous, dresse la liste de ce qu’il
aime et de ce qu’il n’aime pas.
En empruntant au poète G. Pérec (
Je me souviens) et au penseur R. Barthes (
Roland Barthes par Roland Barthes) le système binaire « J’aime / J’aime pas », Jeunet nous
livre une œuvre à la fois sensualiste et nostalgique, bourrée d’humour et de fantaisies,
qui s’adresse principalement à l’enfant qui ne s’est pas éteint en nous. Le titre même,
«
Foutaises », évoque dans le même temps la futilité, les choses sans intérêt, et l’absence de sérieux, la légèreté du ton. Dominique Pinon est un adulte qui n’a pas grandit.
Ses grimaces, dignes d’une cour de récré, très habilement mises en valeur par une série de gros plans, en témoignent avec force. Son faciès est si éloquent que l’on se croirait parfois dans un
dessin-animé. Pour cette interprétation du complexe de
Peter Pan (phénomène actuellement à la mode avec les «
adulescents »), l’acteur fétiche de Jeunet fait
merveille, son jeu et son physique s’y prêtant parfaitement. Une gueule et une respiration. Tel un enfant, il ne justifie jamais son propos et ses goûts semblent aussi arbitraires que gratuits.
(On verra que ce n’est pas le cas).
Ses références sont autant de petites vignettes que l’on collait sur les cahiers et qui nous ramènent à l’enfance des années 60-70 (la
génération du réalisateur, né en 1953) :
Bibi Fricotin,
Razibu Zouzou, le p'tit Cérébos et puis aussi
Tintin et
Thierry la Fronde (
"Thierry la Fronde
est un imbécile ! Il a une fronde en matière plastique ! Il l'a achetée à Prisunic à 100 balles. »). Il dit :
« J’aime croquer les oreilles des petits beurres »,
et l’on peut facilement voir dans ces petits beurres l’équivalent de la madeleine de Proust.
Il dit :
« et j'aime toujours pas : les cadavres des sapins de Noël sur les trottoirs en janvier » et l’on comprend qu’il refuse la perte des illusions
protectrices de son enfance. A la manière d’une comptine, tour à tour clown gai et triste, son catalogue de petits plaisirs et déplaisirs se décline en noir et blanc pendant 8 min très intenses
et inventives. Evidemment, le choix même du noir et blanc n’est pas une option esthétique gratuite et permet tout autant un regard nostalgique par-dessus notre épaule qu’un hommage à la culture
audiovisuelle de l’époque en question. [La génération de Jeunet est la première à disposer d’une culture-télé].
Ceux qui ont aimé Amélie Poulain se souviendront que ce procédé (J’aime/J’aime pas) a été réutilisé par Jeunet pour la présentation des personnages de l’histoire. (De même, les amoureux
de Délicatessen auront fait le rapprochement entre la scène d’ouverture du court et celle du long métrage). Toutefois, avec Foutaises, il ne s’agit pas d’un simple exercice de
style. Sans cesse, la forme rejoint le fond. Par exemple, la musique de Carlos d'Alessio, entièrement composée de valses au piano, nous fait admirablement virevolter, en pas-chassés mélodieux,
d’un « J’aime » à un « J’aime pas ». Certes, la bi-polarité des goûts du narrateur permet une succession rapide des plans et donc une réalisation assez rythmée (preuve
s’il en est que Jeunet a du talent) ; toutefois, ce kaléidoscope d’images, qui s’apparente à une somme d’impressions et de sensations qui nous estampille, n’est pas si aléatoire qu’il n’y
parait. En effet, l’époque de notre enfance correspond à la période la moins conceptuelle de notre existence. A 5 ans, à 8 ans, à 10 ans… les petits bouts d’homme et de femme
que nous étions ne retenaient que la surface des choses, et ces petits détails avaient valeur d’événements. Ce sont-là des impressions et
des
sensations qui ont imprimé leur trace sur cette « table rase » qu’est la mémoire immaculée d’un enfant. Dés-lors, par le truchement d’une déclinaison
systématisée, ce court tend à montrer que le fondement des idées, de la connaissance, somme toute, de l’identité correspond principalement à
notre perception sensible de la réalité. Ici, la construction du monde dépend entièrement du témoignage des
sens. C’est pourquoi, les unes après les autres, les réminiscences de nos cinq sens sont évoquées. Tout d’abord, le goût : « Et puis j'aime bien : faire une
seule bouchée des jaunes d'oeuf sur l'plat... Manger l'jambon à même le papier... », puis le toucher : «r’monter mes chaussettes […] J’aime pas m’arracher les poils du
nez». Viennent ensuite la vue (le cinéma est visuel par essence) : « J'aime bien le graffiti du bout de ma rue [...] J’aime bien être témoin d’une scène si
invraisemblable… » et l’odorat : « l'odeur du pain grillé le matin […] et puis le p'tits pots de colle blanche… » Pour finir avec l’ouïe :
« J'aime bien allumer la radio et tomber sur la chanson que j'avais justement envie d'écouter… » Nous l’écrivions plus haut, il n’y a pas de hasard dans cette construction,
mais plutôt la tentation d’une mise en système de la mémoire subjective du corps. Nous sommes « gros » des souvenirs de nos premières années. « Ouvrir un livre plusieurs mois
après les vacances et puis r’trouver du sable entre les pages… Ouais ».
Pour toutes ces raisons, encore que je n'ai pas suffisamment insisté sur l'humour omniprésent, je ne saurai que trop vous conseiller Foutaises. Certes, il arrive parfois que la vie nous
confronte à de très profondes peines ou à des joies insondables, mais elle offre aussi et surtout son lot d’instants minuscules, à peine perceptibles, qui effleurent la surface de notre peau
d’une manière cyclothymique et prégnante. C’est tout cela, et plus encore, que ce court nous donne à voir. Enfin, si vous avez encore besoin de raisons pour être convaincu, sachez que
Foutaises a été récompensé aux Festivals de Clermont-Ferrand et de Tignes en 1991.
« Et pour finir, quand je vais au cinéma voir un film, j'aime bien quand arrive le
mot » :