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Un regard analytique sur le cinéma

CINEMA ET PHENOMENOLOGIE: QUEL EST LE SENS DU FILM?


     S’il vit le jour lors de la fameuse soirée du 28 décembre 1895, avec l’invention des frères Lumière, il fallut attendre la fin des années 1930 pour que le cinéma se trouve authentiquement théorisé.  Jusqu’à cette date, les projections cinématographiques n’intéressaient principalement que les scientifiques (aspects techniques) et étaient globalement considérées comme des phénomènes de foire, qui effrayaient (réalisme) et foutaient souvent le feu (nombreux faits-divers). Très marginal, le 7ème art naissait et quelques rares ciné-clubs ouvraient. A cette époque, on ne pouvait pas encore vraiment parler de culture cinématographique. En outre, la transition du muet au parlant ne s’est opérée qu’à la fin des années 20 – précisément en 1927 avec Le Chanteur de Jazz, de Alan Crosland, premier film du cinéma parlant. Cette mutation, lourde de sens, ouvrit alors la porte au logos et par voie de conséquence à l’analyse. Dés-lors, les revues spécialisées firent gentiment leur apparition la décennie suivante, notamment La Revue du Cinéma (1930) qui sera prolongée par Les Cahiers du Cinéma (1951). Bien-sûr, la génération d’intellectuels qui s’attaque à cette matière n’en est qu’à ses premiers balbutiements et l’on envierait presque leur enthousiasme devant le pan inédit de réflexion qui s’offre à eux. Sous cet angle, voici un texte du cinéaste et intellectuel Jean Epstein rédigé en 1946, lu cette semaine par hasard, qui m’a particulièrement intéressé. Coup de projecteur sur une pensée charnière :


Jean Epstein : L’œil-cinéma


     Le cinématographe ne fut d’abord qu’un regard enregistreur, s’intéressant superficiellement à tous les spectacles du monde ; puis on l’employa, ici à l’analyse de mouvements rapides, et là à la découverte des mouvements lents ; en même temps ou plus tard, on lui  apprit à grandir l’infiniment petit, à rapprocher l’infiniment lointain ; enfin, à cet œil, on adjoignit, après bien des tâtonnements, une oreille et un organe d’élocution. Et, tout à coup, on s’aperçoit qu’ainsi a été créé une sorte de cerveau mécanique partiel, qui reçoit des excitations visuelles et auditives qu’il coordonne à sa manière dans l’espace et le temps, et qu’il exprime, élaborées et combinées, sous une forme souvent étonnante, d’où commence à se dégager une philosophie riche, elle aussi, en surprises. Philosophie qui n’est sans doute, ni due tout à fait au hasard, ni complètement étrangère aux règles de l’intelligence humaine dont elle est directement née. Le cinématographe est un dispositif expérimental qui construit, c’est-à-dire qui perçoit, une image de l’univers ; ainsi ne possède-t-il que la faculté, mais obligatoire, de réaliser (de rendre réelle) la combinaison de l’espace avec le temps, de donner le produit des variables de l’espace par celles du temps, d’où il résulte que la réalité cinématographique est bien essentiellement l’idée de localisation complète. Mais ce n’est qu’une idée, et une idée artificielle, dont on ne saurait affirmer aucune autre existence qu’idéologique et artificielle, un truquage en quelque sorte. Seulement le trucage se rapproche extrêmement du procédé selon lequel l’esprit humain lui-même se fabrique généralement une réalité.

 

                                J. Epstein, 1946, L’Intelligence d’une machine, Editions Jacques Melot. (pages 186-187).


 

     A bien des égards, ce texte de J. Epstein semble très proche de la réflexion phénoménologique qu’entreprit Maurice Merleau-Ponty au sujet du cinéma dans sa conférence du 13 mars 1945 à l’Institut des Etudes cinématographiques (que l’on trouve dans son ouvrage Sens et non-sens).

      En effet,  Maurice Merleau-Ponty disait alors du cinéma qu'il est « l'art philosophique », car il permet de saisir immédiatement ce que signifie « être au monde ». Non pas simplement être dans le monde comme un objet inanimé, ni au-dessus du monde comme un dieu, mais au monde comme un corps-sujet.  Être au monde, c'est toujours être pris dans une situation perceptive qui définit un certain point de vue. (« Il (le film) nous offre cette manière spéciale d’être au monde. »). Ainsi, la caméra correspond-elle toujours un œil, à un corps-propre. C'est le point de vue d'un sujet, mais virtuel, (« trucage » nous dit Epstein), le point de vue de quelqu'un qui n’apparaît pas, d'un œil qui serait « déjà dans les choses ». Ce sont donc tout d’abord les sens qui sont sollicités ; « un œil, une oreille et un organe d’élocution » – Epstein. Dans la salle obscure, les enjeux de la perception s’avèrent évidemment déterminants. « C’est par la perception que nous pouvons comprendre la signification du cinéma : un film ne se pense pas, il se perçoit » (Merleau-Ponty). Plus encore, puisqu’il s’agit d’un corps virtuel, (libérée des contraintes d’un corps réel), le cinéma nous rapproche autant que faire se peut de la « perception pure » chère à Henri Bergson (« inter-pénétration »).
 
   
Petit rappel : pour Merleau-Ponty, comme aussi pour Bergson, la théorie classique et rationaliste de la perception, telle qu’on la retrouve par exemple dans l’analyse du morceau de cire de Descartes (Méditations métaphysiques, 2ème Méditation)), n’est pas valable. En effet, contrairement à Descartes qui faisait de la perception une activité de l’esprit essentiellement, une intellection, Merleau-Ponty l’envisage, lui, de manière charnelle comme immersion dans un monde d’un corps-propre co-extensif. (La phénoménologie refuse ainsi le dualisme âme/corps). La perception ici est synthétique et non analytique. D’une manière plus générale, c’est toute l’orientation que doit prendre la philosophie qui est remise en question : soit un enchaînement de concepts (rationalisme), soit une conscience d’abord jetée originellement et corporellement dans un monde (phénoménologie). Ici intervient le cinéma : « Une bonne part de la philosophie phénoménologique consiste à s’étonner de cette inhérence du moi au monde et du moi à autrui, à nous décrire ce paradoxe et cette confusion, à faire voir le lien du sujet et du monde, du sujet et des autres, au lieu de l’expliquer, comme le faisaient les classiques, par quelques recours à l’esprit absolu. Or, le cinéma est particulièrement apte à faire paraître l’union de l’esprit et du monde, et l’expression de l’un dans l’autre.». C’est là implicitement voir dans le cinéma une légitimation de la phénoménologie. Explications :

                                                                                                                                                                                                                 
     D’emblée, Merleau-Ponty pose de façon décisive le film comme « objet à percevoir ». Celui-ci est par essence une forme temporelle, visuelle et sonore cohérente. Ainsi considéré, le cinéma n’est pas une accumulation ou une addition d’images isolées et indépendantes. Au contraire, une image n’a de sens que dans et par cette forme unifiante ; c’est la forme du film qui détermine la place de chaque image : « Le sens d’une image dépend donc de celle qui la précède dans le film ». En négatif, c’est également mettre en évidence les insuffisances d’une approche seulement structuraliste du cinéma, notamment en ce qui concerne la vérité nouvelle et encore approximative à l’époque de « l’analyse plan par plan », (le film alors était semblable à un cadavre que l’on autopsiait en le démembrant et le désossant). Le sens et le retentissement en nous n’étant pas dans les plans mais entre les plans, il faut donc voir le film comme une totalité indivisible. Merleau-Ponty utilise pour cela les termes « d’unité mélodique du film. » Certes, mais qu’est-ce qui en fonde l’unité ? Précisément, le rythme. Chaque film a un rythme qui n’appartient qu’à lui. Aujourd’hui, on parle plus volontiers de style. (Sous cet angle, on pressent déjà l’association avec l’œuvre d’art). Ce rythme se caractérise par des éléments temporels tels que, par exemple, l’ordre et la durée de l’image prise dans une totalité, ou encore la « simultanéité » de la forme sonore. (Epstein dans le texte fait référence à une « idée de localisation complète » assez explicite). Celle-ci s’avère alors fondamentalement significative. Que nous dit-elle ? Quel est le sens du film ?

 

     Pour Merleau-Ponty, le film a toujours une signification, quoique celle-ci ne soit pas essentiellement intellectuelle. En effet, le film n’est ni un documentaire, ni une pédagogie ni une re-présentation. Selon lui, l’essence du cinéma ne consiste pas à exposer scientifiquement des concepts, à décrire didactiquement des idées, mais bien plutôt à faire surgir une « fonction imageante » (ce qui tend à faire du film une œuvre d’art). En d’autres termes, le film n’est pas au service d’une connaissance simple que le réalisateur mettrait en exergue, et sa signification n’est pas réductible à une idée transcendante. Au contraire, si l’idée est bel et bien exprimée, elle l’est dans une immersion corporelle qui fait sens (incorporation). La signification du film n'est ni exclusivement dans le sujet ou dans l'objet, mais dans une rencontre. Pour étayer sa thèse (« fonction  imageante »), Merleau-Ponty reprend l’argumentation-référence de Kant, dans la Critique du jugement : pour saisir authentiquement une œuvre d’art, il faut que se réalise en nous l’harmonie de deux de nos facultés l’entendement (nature intellectuelle) et l’imagination (nature sensible). Chez le philosophe allemand comme pour Merleau-Ponty, il y a un réel hiatus entre la sphère de l’œuvre (jugement esthétique) et celle du jugement de connaissance. Dans l’œuvre, l’entendement ne fait pas connaitre l’idée mais a pour but de faire émerger pleinement l’imagination ; c’est précisément ce que Merleau-Ponty nomme notre « pouvoir de déchiffrer tacitement ».

     Dés-lors, si l’on peut toujours isoler des concepts dans le film, c’est uniquement dans l’optique de procurer une satisfaction au spectateur à travers le jeu de l’imagination. Pour reprendre les mots de Paul Klee, en les détournant un peu, « le film ne reproduit pas le visible, il rend visible ». L’acte de voir, c’est la vie de l’œil, la vie du corps au moment de coïncider avec le monde et autrui – ou l’inverse (chiasme surprenant qui alterne le « touchant » et le « touché »). C’est ici, dans l’acte de voir, que surgit un « étonnement », une résonnance intérieure telle que le film permet quasiment de faire l’expérience de soi-même, ou tout du moins d’appréhender le monde extérieur et de nous apprendre quelque chose sur notre relation à ce monde. C’est donc la perception, « procédé selon lequel l’esprit humain lui-même se fabrique généralement une réalité », qui permet dans le film la connaissance du monde et de soi-même, comme aussi l’intersubjectivité. Il en va alors du cinéma comme de la phénoménologie, laquelle  décrit parallèlement l’engagement initial d’un corps-sujet dans le monde sans nécessairement l’expliquer dans une vue du haut, sous peine d’en réduire ou manquer la teneur. C’est dire que le sens se situe dans un principe antéprédicatif et immanent. Sous cet angle, le cinéma valide la phénoménologie.

 

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E
Bonjour. Etes-vous spécialiste du sujet? Avez-vous publié quelque chose sur cette lecture de l'article de MMP (le cinéma comme validation ou légitimation de la phénomènologie?). Si oui merci par avance de me contacter par mail, car j'aimerais en savoir plus dans le cadre d'un projet.
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A
Votre très bon blog vient d'être ajouté sur mon site. Une bien bonne journée.
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L
Merci pour ton commentaire (I'm a cyorg but that's OK). Je n'avais jamais vraiment fait le lien entre philosophie et cinéma, bien que je réfléchisse parfois sur les films que je regarde. En une lecture, j'avoue que je n'ai pas tout compris... Mais je pense qu'il faut d'abord regarder un film en naïf, essayer de ressentir les choses. Ensuite on peut prendre du recul et de se demander ce qu'il s'est passé. Pour moi, un film est bon quand il se passe quelque chose, quand il ne nous laisse pas indifférent.
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D
Kikou BaccawineMerci pour tes visites régulieres et tes commentaires sympas..je me leve à 5 h demain matin et je vais me pieuter bye te bonne fin de semaine
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G
Merci Baccawine... A+++ Gilbert
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