FICHE TECHNIQUE :
● Titre original : The Gods Must Be Crazy
● Titre français : Les Dieux sont tombés sur la tête
● Réalisation : Jamie Uys
● Interprétation : N’Xau, Marius Weyers, Sandra Prinsloo
● Scénario : Jamie Uys
● Montage : Jamie Uys
● Musique originale : John Boshoff
● Directeurs de la photographie : Robert Lewis, Buster Reynolds
● Format : couleur - 2:35 - mono
● Durée : 109 min
● Dates de sortie : 1980 (Afrique du Sud) – 19 janvier 1983 (France)
Petit, je me souviens vaguement m’être bidonné en regardant Les Dieux sont tombés sur la tête. Surtout le sketch de la jeep qui n’a pas de frein ainsi que les
courses filmées en accéléré à la Tex Avery. Aujourd’hui, une vingtaine d'années plus tard, je m’aperçois qu’il ne s’agissait pas uniquement d’une fable burlesque à
voir en famille. Le film était aussi une occasion, assez intéressante pour l’époque, d’analyser l’incompréhension entre les cultures, en l’occurrence la culture
américaine/occidentale et celle des bushmen. Cette ethnie réduite, fantasme d’une nature à disposition et d’un Eden perdu, vivait heureuse et insouciante dans le désert de Kala-Hari
lorsqu’une bouteille de coca-cola jetée d'un avion atterrit sur son sol et ne tarde pas à provoquer la discorde en son sein. Sur le coup, les indigènes pensent que ce sont les Dieux qui la
leur ont envoyée (qu’ils ont vu passer dans le ciel, un simple avion bien-entendu) et ils trouvent assez vite un certain nombre d'usages pratiques à cet objet. À tel point que la
bouteille devient indispensable à la communauté; tout le monde se l'arrache et, d'un seul coup, les bushmen découvrent des sentiments et des attitudes qui ne les avaient jamais effleurés : la
jalousie, la colère, la violence. Le conseil se réunit et Xhixho, un jeune chasseur, est chargé de ramener la bouteille maléfique aux Dieux. S’ensuit une odyssée qui servira
d’alibi à une succession d'événements comiques dans lesquels les traits caractéristiques des deux cultures se verront dessinées. Certes, les contours sont exagérés et parodiques, mais en même
temps la confrontation n’est pas gratuite. Elle nous permet de réfléchir autour de l’attitude ethnocentrique qui nous caractérise trop souvent, comme de nous interroger sur la valeur des
civilisations. Plus précisément, Les Dieux sont tombés sur la tête semble proposer, pour peu que l’on regarde un peu entre les gags, une réponse à la question : peut-on dire d’une
civilisation qu’elle est supérieure ou inférieure à une autre ?
Voici les 5 premières minutes du film (à mon sens l'un des meilleurs passages):
Ainsi que nous venons de l’esquisser, l’apparition de la bouteille de coca-cola (objet technique par excellence) dans l’univers naturel des bushmen n’est qu’un prétexte
pour mener une réflexion autour du relativisme culturel et procéder à une apologie de la tolérance. [Les divers utilisations que réservent les bushmen à cette bouteille (marteau, flûte,
récipient, loupe, etc.) sont toutefois très intéressantes sur le plan anthropologique, l’outil étant une réponse à nos limites physiques]. En soi, les pérégrinations du héros, parti rendre aux
Dieux leur cadeau pernicieux, ne sont qu’anecdotiques, et même un peu lourdes et ennuyeuses à la longue. On peut dresser pareil constat concernant la réalisation très cartoonesque de Jamie Uys
(cinéaste du Botswana), qui date de 1980 et qui, rendue possible avec deux francs et six sous, a incontestablement vieillie. Toutefois, ses qualités sont ailleurs, ne serait-ce que dans la
composition très authentique et attachante de N’xau, fermier bushman innocent et candide du Kala-Hari, qui interprète son propre rôle. Pour commencer, s’il est évident que la
bouteille de coca constitue tout un symbole de la consommation et de l’idéologie US, on peut facilement deviner derrière ce paradigme une critique qui s’adresse à l’ensemble des sociétés
occidentales industrialisées. Il est clair que les civilisations contemporaines laissent apparaître entre elles de profondes différences. Ici, quoi de commun en effet entre la civilisation
ultra-industrielle et technologique américaine et celles des peuples comme les bushmen qui pratiquent la chasse et la cueillette ? On s’accorde à penser qu’il faut respecter ces différences,
mais sous ce respect se dissimule bien souvent un jugement de valeur qui, par la comparaison même que l’on ne manque jamais de faire, nous amène à les interpréter en termes d’infériorité ou de
supériorité. Ce jugement de valeur, totalement ethnocentrique, est bien souvent implicite et se devine dans nombreux comportements : la langue de l’étranger est moins harmonieuse que la
nôtre (le langage des bushmen, tout en claquement de langue, est fort impressionnant), ses mœurs plus grossières, ses techniques archaïques, quant à la bouffe, une vraie catastrophe. Bien-sûr je
grossis le trait à dessein, mais force est de constater que ces remarques ou attitudes sont encore malheureusement d’actualité. Sous cet angle, on en vient facilement et dangereusement à
considérer que les sociétés occidentales, industrialisées à outrance, sont plus évoluées, plus avancées. Par opposition, les autres sociétés sont déclarées en retard. Ce jugement, que le film
entend dénoncer, se traduit par le concept de « pays sous-développés », qui a fini par sembler trop brutal et que l’on a euphémisé sous la formule de « pays en voie de
développement », politiquement plus correcte. Mais cet euphémisme est inutile et vain. Il conserve l’idée et le mot « développement » à partir duquel se propage
l’ethnocentrisme. Ainsi, aux yeux des occidentaux, les Bushmen ne sont pas loin d’être considérés comme des sauvages, voire des barbares. Un mécanisme d’évaluation vieux comme le monde si
l’on en croit l’anthropologue Claude Lévi-Strauss : « Ainsi l’Antiquité confondait-elle tout ce qui ne participait pas à la culture grecque sous le même nom de barbare ; la
civilisation occidentale a ensuite utilisé le terme de sauvage dans le même sens… Dans les deux cas, on refuse d’admettre le fait même de la diversité culturelle. » (Race et
histoire)
Sous cet angle, la première partie du film, qui présente les us et coutumes du peuple bushmen, est pleine d’enseignements sur l’humanité des prétendus « sauvages ». Les bushmen semblent bien plus humains que nous le sommes. (On verra plus loin le problème que cela peut poser). Ils vivent au rythme répétitif de la nature, des jours, des nuits et de ses saisons, sans connaitre les affres de l’urgence ou de la montre qui tourne; leurs rapports humains sont marqués d’un sens social et communautaire très prononcé (ils partagent tout entre eux) et ils n’ignorent pas la bienséance et les politesses (la main posée sur la poitrine en guise de salut africain). Enfin, ils sont amoraux (le bien et le mal n'existent pas). Il est ici assez tentant de faire une comparaison avec le portrait que Rousseau dresse de l'homme naturel dans Le Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes. (Bien sûr, il ne s’est jamais trouvé réellement un tel homme sur terre). L’anthropologie contemporaine considèrerait, elle, que les bushmen sont autant que nous à l'état de culture. En parallèle dans la première demie heure du film, le mode de vie effréné "à l'américaine" nous est donné à voir dans toute sa démesure (autoroutes, stress, égoïsme, etc.) C’est donc ici que la critique porte pleinement, dans la comparaison peu flatteuse pour l’homme occidental. Ce procédé – le retournement de perspective – s’avère très efficace. Le barbare ou le sauvage n’est donc pas celui que l’on croit, loin de là. Tel est le message des Dieux sont tombés sur la tête. Il va de soi que c’est enfoncer une porte ouverte que d’affirmer que l’élément technico-industriel n’est pas un critère pertinent pour juger de la valeur d’une civilisation ou d’une culture ; pour la simple raison qu’il n’existe pas de culture ou de civilisation supérieure à une autre. Un tel point de vue serait réducteur et occulterait l’ensemble des principes (l’art, les coutumes, la religion, l’organisation sociale, etc.) qui les constituent. De plus, les indices mêmes de la prétendue supériorité de l’homme occidental – le développement technico-industrielle de la civilisation dans laquelle il vit, l’abondance de biens et le confort matériel – se renversent sous un angle comique pour évoquer le spectacle de son hubris et de sa folie fiévreuse. On peut même dire que c’est cette donnée gentiment satyrique qui fit tout le succès du film, presque six millions d’entrées en France tout de même. (Fort de cette réussite qui l’a rendu riche et célèbre, le réalisateur sud-africain Jamie Uys s’est fourvoyé dans une suite – Les Dieux sont tombés sur la tête 2 (1989) – navrante et sans intérêt).
Nous le disions, reconnaître ce que la culture humaine doit aux techniques est une chose, juger des autres cultures en fonction principalement de leur développement industriel en est une autre. Le risque est alors de rester aveugle aux richesses et à la valeur de la culture (au plan moral, social et spirituel) des sociétés non industrialisées, et de les appréhender négativement. Le propos du film sur ce point a le mérite de n’entretenir aucune ambiguïté. Néanmoins, un certain « ethnocentrisme à l’envers » semble être un écueil que n'est pas parvenu totalement à éviter le métrage. En effet, j’ai cru déceler dans le film une tentation (à mon avis très inconsciente) d’inverser la hiérarchie pour finalement la conserver. En préférant implicitement, à la culture occidentale jugée artificielle, la culture « intacte », « authentique », du peuple bushmen, on en vient à entretenir une nouvelle forme d’inégalité. Pareille attitude, pour donner une image, consisterait à penser que les Ch’tis sont plus authentiquement français que les parisiens, ou encore que les bushmen sont plus authentiquement humains que les américains.
Pour conclure, on peut voir dans ce refus de déculturation (assimilation d’une américanisation et des valeurs propres aux sociétés occidentales) la volonté de faire perdurer la riche variété des civilisations, leur identité, et d’entretenir la tolérance entre elles. Certes, il est difficile de penser tout à la fois l’unité de la condition humaine et la diversité de ses manifestations. Il nous faut alors pour cela adopter une conception universaliste de la culture qui nous fait hommes, tout en la déclinant impérativement au pluriel. La culture est dans toutes les cultures. Telle est la leçon, assez attendue, qui se dégage Des Dieux sont tombés sur la tête. Un film à voir ou revoir pour le plaisir.